Pour faire la fête en Bretagne, on sort les bombardes, les chants traditionnels et l’on danse en cadence, doigt dessus-doigt dessous. Ce sont les fest-noz et c’est pour ça que j’étais venu. J’étais loin de me douter que les rythmes trance et hardcore d’une soirée techno s’inviteraient au programme et que la fête tournerait à la free party.
Mettez-vous dans l’ambiance
Il y a des ombres, des flashs, des spirales et des éclairs. Des bruits de grillons, de tronçonneuses et de cascades, une jungle de sons qui me remontent dans les jambes comme une colonie de fourmis. Je souris de plus en plus large et je prends soudain conscience que mon champ de vision s’est élargi lui aussi ! Tout semble plus intense que la normale… Qu’est-ce qu’on fout là ? On était parti pour un festnoz dans les Monts d’Arrée, on se retrouve dans une free party au milieu des champs.
Festnoz en centre Bretagne
C’est un message de l’ami Bertrand, quelques jours plus tôt, qui a mis le feu au poudre.
« Salut Mat ! Une idée de ta date d’arrivée en ma Bretagne Eternelle ? Une conjonction favorable pourrait se présenter. Le 27, il y a un “fest-noz” dans le centre de la Bretagne auquel j’avais participé il y a une quinzaine d’années et qui m’avait beaucoup beaucoup impressionné… »
La fête a lieu dans trois jours, à 800 km de chez moi et j’ai une tonne de textes à écrire. Mais la description m’interpelle.
« Ni plus ni moins que la cérémonie ethnique la plus “exotique” à laquelle j’ai jamais pu assister. Je veux dire : plus exotique que tout ce que j’ai pu voir en Inde, Afrique, Indonésie, etc. Avec un public de sioux et des danses de 40 minutes qui n’avaient rien à envier aux “lilas” gnaouas… »
Venant de Bertrand, grand voyageur devant l’éternel, le message a du poids. Et depuis le temps qu’on me parle de ces fameux festnoz…
La mauvaise réputation des Monts d’Arrée
Deux jours plus tard, nous sommes en vue du Roc’h Trévezel, qui domine de ses 384 mètres l’ensemble des Monts d’Arrée. Pour les Bretons, les Monts d’Arrée sont un endroit à part. Une terre retranchée, à la marge, peuplée d’originaux et de gens perdus au cerveau mal labouré. Une terre de légende aussi, où l’on enfermait les esprits malfaisants dans des corps de chiens noirs que l’on conduisait ensuite au cœur du marais de Yeun Elez, l’entrée de l’enfer. Les bruyères rouges des Monts d’Arrée brûleraient encore du feu souterrain qui engloutit jadis le maître de ces terres. Les fées leur préféraient les sources enchantées de la forêt de Huelgoat.
Nous arrivons à La Feuillée à la tombée de la nuit, pas complètement rassurés, en quête d’indications pour localiser le festnoz. Un groupe de vans aménagés nous semble sur le départ. Ils doivent se rendre au même endroit que nous…
« Vous venez pour la teuf ? Ça va être génial, il va y avoir du très gros son. Tenez, prenez ce mot, nous on sait comment s’y rendre. Tout est indiqué. On se retrouve là-bas ? »
Nous venions pour le festnoz et nous voilà invités à la free party du vendredi soir ! La nuit s’annonce festive.
Le festnoz de Botbihan
Au festnoz de Botbihan, une vieille grange coiffée d’une tête de dragon est aménagée en salle de bal. L’ambiance est bigarée et bonne enfant. Robes légères, galettes complètes et ballots de paille campent le décor de cette kermesse où tous les âges se côtoient.
Sur la scène, les musiciens se relaient et entonnent en breton les chants et contrechants qui se répondent l’un à l’autre. La langue rythmée marque les pas des danseurs qui balancent sur le dancefloor leurs bras à l’unisson, reliés par les petits doigts les uns aux autres. Facile de discerner les novices (peu nombreux) des danseurs aguerris.
L’arrivée à la free party
Deux heures du matin, c’est l’heure de se lancer dans le jeu de piste pour rejoindre l’autre soirée. Sur le mot qu’on nous a remis, les indications sont laconiques :
« Sur la route de Berrien en venant de La Feuillée, à gauche au moulin puis suivre chemin de terre qui part dans un grand virage vers la gauche. »
Après quelques kilomètres, des petites loupiotes s’agitent au bout d’un chemin cabossé. On se gare dans l’anarchie de véhicules qui ponctuent l’espace. Je garde l’image en tête : les lumières des plafonniers dans le champ, comme des lucioles.
Étouffées par la végétation, les basses nous parviennent depuis la clairière voisine.
Les Djs aux platines
Des formes humaines se dessinent dans un nuage de fumée rouge, au pied d’un mur du son imposant. À distance, une orange en plastic géante ouverte en deux accueille la buvette. Sur une porte plantée au milieu du champ, la lineup de la soirée :
Ion – Trompette
JB – Electro
Metro – minimal
Mat – Techno
Rof – Techno
Romain – Tek acid
Mikro – Acid
Dav – Acid Core
Alex – Hard tek
Mik – Minimale
La soirée est prévue pour finir en douceur… Avec du rock’n’roll me dit Roro, qui nous avait donné les indications pour venir à la fête.
Spiral tribe
Tandis que je prends note du programme de la soirée, une main chaleureuse se pose sur mon épaule. 45 ans, t‑shirt, casquette, sourire vissé jusqu’aux oreilles, Jeff est un vétéran des teuf techno, rave party et autres teknival. DJ, producteur, c’est l’un des membres historiques de Spiral Tribe, le sound system à l’origine du mouvement des free party en Europe. En un mot, une légende de la teuf.
« J’avais arrêté mais ma femme m’a lâché pour la soirée. Je reviens demain pour m’occuper de mes enfants. »
Il me dit ça comme s’il avait croqué la pomme du jardin d’Eden. Bertrand arrive justement avec le fruit défendu. On le glisse sur la langue et on se rapproche des décibels.
25 ans de musique électronique
De Manchester aux campagnes françaises, de Detroit à Berlin, le documentaire Bienvenue au club retrace 25 ans de free parties à travers les témoignages de ceux qui ont fait le mouvement : Manu le malin, Laurent Garnier, Cassius, les Daft Punk…
Gros son posé sur le dancefloor
Le son est de plus en plus puissant, d’une puissance à vomir. Des silhouettes dansent accrochées aux enceintes comme des prisonniers à leurs barreaux. Je pense au titre de Thiéphaine « Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir ».
Un corps est allongé par terre. De temps en temps, son pied bouge en rythme. Les arbres semblent caresser la musique du bout des branches. Les basses résonnent dans ma poitrine comme si mon coeur s’emballait. Mais non, ce n’est pas ça. Musicalement, je suis plutôt guitare électrique. Au lieu d’aller danser, je m’accroupis pour enregistrer ces rythmes étranges.
Quelqu’un se baisse pour me demander si tout va bien. C’est JB, l’un des organisateurs. Occasion de le remercier pour tout, la teuf hard tek, le bistro de campagne en plein milieu des champs et le mur d’enceintes qui t’envoie ses décibels à la figure.
Une question me taraude.
Comment organiser une free party ?
« Comment vous faites pour trouver les lieux ? »
JB m’expose l’idée diaboliquement géniale :
« On organise les teufs chez des gens qui veulent faire chier leurs voisins. »
Et comme c’est une des choses les plus répandues, les free parties n’ont pas de mal à trouver des terrains de jeu. Je reste admiratif devant ce pragmatisme imparable.
On passe en revue toute l’histoire de la free party, les débuts à Detroit, la montée en puissance des musiques électroniques depuis Manchester, les raves qui deviennent phénomène de société, la répression en Angleterre et l’arrivée en France, les fêtes non autorisées, les gendarmes et les drogues, l’esprit libertaire du mouvement, l’ouverture et l’absence de normes…
Les free parties et la loi
Nuisances sonores, drogue, illégalité… Les rassemblements de musique techno sont sujets à des réglementations de plus en plus strictes. Selon l’amendement Mariani de 2001, « Lorsqu’elles regroupent 500 participants et plus, ces manifestations sont soumises à déclaration préalable auprès de l’autorité préfectorale qui est chargée de vérifier, avant de délivrer récépissé, que toutes les mesures nécessaires ont été prises pour garantir la sécurité des personnes et des biens. » En octobre 2019, le texte de loi voté par le Sénat rend obligatoire la déclaration auprès des maires pour les fêtes de moins de 500 personnes. Il vise également à sanctionner plus fortement les organisateurs qui ne respecteraient pas les règles.
www : free party, le sénat renforce les sanctions
L’esprit de la free party
L’exposé m’a donné soif. Je vais m’en siffler une au bar où je rencontre Jackie, 51 ans de teufs au compteur. Être ensemble et faire la fête ensemble plutôt que se défoncer seul dans son coin. Pour lui, c’est ça l’esprit des free parties : la force du groupe. Mais c’est aussi le problème :
« Au delà de 500 personnes, on a besoin de déclarer la fête à la préfecture. 500, c’est une limite institutionnelle mais c’est aussi une limite symbolique. Au-delà, le groupe exclue. Au lieu d’avoir une somme d’humains ouverts les uns aux autres, interconnectés de personne à personne, il y a le groupe et le reste du monde ».
Free party, idées libertaires. Ça se tient comme raisonnement. Le barman ajoute son grain de sel en m’offrant une bière.
« Toute cette débauche de décibels, au fond, on s’en fout. On a bien conscience de la vanité de tout ça, qu’il y a des causes plus nobles à défendre… On a envie de faire des choses, de s’engager. »
Il pose une main un peu lasse sur son front, le regard dans le vague. Sous la paupière étirée par le geste, j’aperçois le rouge de ses tissus oculaires. Mon cerveau connecte avec l’image des yeux révulsés des bêtes qui vont à l’abattoir.
Et l’autre qui cherche du feu et qui revient comme un running gag avec sa pipe à eau…
7h41 : l’armée de terre
Les heures ont passé comme un battement de cil et il fait déjà jour. Je me retourne vers le mur de son. Une soirée de terre émerge des décombres de la nuit.
Les flashs des lumières ne cachent plus les corps. Tout se révèle sans fard. Une sculpture vivante un peu grimaçante où rien n’est vraiment beau. Corps aux muscles saillants, formes rebondies soulignées par la boue, l’armée des danseurs est sale, maladroite, difforme, primale, spontanée.
Un truc à vous faire serrer les mâchoires. Une partie de balle aux prisonniers prend peu à peu le pas sur les chorégraphies musicales. C’est le moment de s’échapper vers d’autres lieux et voire si les corrigans courent toujours dans la lande des Monts d’Arrée.
Le voyage en Bretagne continue ici :
- Les grands sites de la côte d’Émeraude
- Randonnée au Sillon de Talbert
- Une journée sur l’île de Batz
- Dans la forêt de Huelgoat, lueurs et légendes
- Festnoz et free party dans les Monts d’Arrée
- Balade gastronomique dans les Monts d’Arrée
Commentaires
Un week-end qui restera gravé dans ma mémoire comme un très beau moment de partage ! Je me souviens aussi d’El Maout (https://www.youtube.com/watch?v=boK4DsN4XuE) en début de Fest-noz (qui avait quand même beaucoup changé par rapport à celui que j’avais connu 15 ans plus tot…), d’une jeunesse hyper-attentionnée les uns avec les autres pendant la teuf, d’une partie de fou rire d’anthologie au petit matin et d’une sieste dans une forêt de pins vaguement inquiétante qui ressemblait à un cimetière indien, avant d’aller contempler d’ultimes et subtiles ondulations sur les landes…
Ahlala ! C’était un sacré week-end oui ! Merci pour ce bon plan ! J’ai écourté le texte parce que je voulais pas faire trop long mais je suis content que tu aies complété la liste des souvenirs ! J’ai même censuré une paire de photos mais finalement, je me demande si je ne vais pas les ajouter aussi 🙂