Après l’Inde, la Chine est la grande inconnue du voyage. Nous appréhendons l’arrivée dans ce nouveau monde. Des provinces soumises aux potentats de chefs de guerre, une police à tous les carrefours et le besoin permanent de filer doux… Nous imaginons le pire. Pour ajouter aux clichés, nous croyons également que nous arrivons au paradis du vélo et que la société de consommation incarne le mal absolu. Bref, on a tout faux.
Mettez-vous dans l’ambiance
Le passage de frontière remet tout de suite les montres à l’heure. Nos vélos sont persona non grata. La contrôleuse chinoise nous intime l’ordre de les descendre du train et de traverser la frontière à pied.
Trop habitué à suivre les consignes, j’aurais obéi naïvement mais Franck ne l’entend pas de cette oreille. Après quelques hésitations, nous opposons un refus catégorique et pour mieux nous faire comprendre, enchaînons les vélos au bastingage du dernier wagon.
Dans le train pour Kunming
La colère tord la bouche de l’employée qui se transforme soudain en personnage d’Hergé, dents serrées, bouche grimaçante.
« Vous irez en prison ! »
nous menace-t-elle dans un chinois en lettres capitales, les poignets croisés en forme de menottes.
« Mourir d’amour enchaîné ! »
lui rétorque Franck avec une délicieuse insolence. Nous n’attendrons pas les autorités en gare de Kunming. Nous quittons le quai par la porte du hangar destiné aux marchandises et disparaissons sans nous retourner dans les faubourgs de la ville. La Chine commence sur les chapeaux de roue.
Du Yunnnan au Sichuan
Pour nos premiers kilomètres chinois, nous prenons la direction de Chengdu, capitale du Sichuan. À Kunming, sur les contreforts du Tibet, l’altitude atteint déjà les 2000 mètres et la route emprunte une succession de cols et de tunnels.
Avec nos vélos dépourvus de lumières, les traversées dans le noir se font la trouille au ventre mais le trafic est presque inexistant, en dehors des convois militaires qui nous doublent en nous saluant de la main.
Nous atteignons vite les premiers cols, entre 2500 et 3500 mètres d’altitude, encerclés de montagnes et de vallées aux mille nuances de vert.
La Chine des campagnes, clichés et surprises
Alors que nous reprenons notre souffle après une ascension particulièrement exigeante, trois Chinois surgissent des buissons. De part et d’autre, on se regarde avec étonnement. Plus encore que nos barbes et notre accoutrement, nos vélos les fascinent.
Si nous semblons sortir d’un autre monde avec nos équipements dernier cri, eux semblent sortir d’une autre époque, avec leur casquette verte et leur bleu de travail. La Chine rurale offre un étrange mélange de clichés et de surprises.
Des grappes de femmes descendent des montagnes en longues robes colorées, des villages de maisons de terre se fondent dans un décor de rizières en terrasses, des fumeurs de bang prennent la pose devant des paysages de montagnes grandioses.
Et pourtant, parmi les toits recourbés s’élève parfois l’énorme parabole d’une antenne satellite. Pourtant, à quelques encablures d’un village traditionnel se dressent parfois le long d’une route fraîchement goudronnée les tours carrelées de blanc d’une Chine toute neuve. C’est comme si le pays nous racontait deux histoires en même temps.
Sur les contreforts du plateau tibétain
La pente qui jusque-là tirait vers le ciel finit par s’inverser pour redescendre en lacets interminables jusqu’au fond des vallées. Un caviar de cycliste. Nous nous offrons quelques belles pointes de vitesse entre deux virages négociés au plus serré et relançons de plus belle nos montures grisées de vitesse.
L’intensité du plaisir est à la hauteur des efforts fournis mais, hélas, de courte durée. Une crevaison met un terme à la cavalcade. Pire, sur les cinq chambres à air neuves achetées au Vietnam, aucune ne résiste à la pression.
De pilotes de course nous sommes dégradés auto-stoppeurs. Un camion à charbon embarque nos vélos, Franck dans le cockpit, moi dans la benne, jusqu’à l’hôtel « de standing international » où le chauffeur croit bon de nous déposer. Ce n’est pas du tout dans nos prix, mais exceptionnellement, nous nous offrons ce confort pour faire le point sur la situation.
La succession ininterrompue de petits miracles et de coups du sort commence à devenir une habitude et nous prenons cette nouvelle mésaventure avec philosophie. Puisque nous ne pouvons plus rouler, nous poursuivrons notre voyage en train de ville en ville.
Cuisine épicée pour décision difficile
Si j’avais posté une vidéo de ce séjour dans le Sichuan, j’aurais probablement choisi le plat de pâtes du dîner qui nous console de cette décision difficile. Baignant dans une sauce rouge suspecte, il n’est pas seulement parsemé des baies de poivre qui font la réputation de la province, non. C’est toute la branche qui s’invite dans l’assiette.
Les premières bouchées révèlent de l’épice ses notes d’agrumes et sa chaleur piquante. Les suivantes anesthésient palais et papilles, laissant le champ libre à un grand brasier qui affole mon thermomètre intérieur et me fait monter la sueur au front.
Il y a des décisions qui sont difficiles à avaler. Pourvu qu’elles ne nous restent pas en travers de la gorge !