J’avais prévu de descendre les gorges de l’Aveyron en canoë, de villages en villages. Mais les orages des derniers jours ont gonflé le lit de la rivière. À pied, je me lance à l’assaut des chemins caillouteux et des forteresses perchées sur le causse.
Arrêté en plein milieu de la route, l’automobiliste me fait la causette. Je suis à Nègrepelisse et il fait un soleil de plomb. Je propose de continuer la discussion en terrasse comme des gens civilisés. Dans le véhicule, il règne un délicieux parfum de fraise. Le temps est aux confitures.
Des cloches se balancent au bout du rétroviseur. Joël est du coin, mais d’ascendance normande. Il m’emmène à l’endroit où il venait se baigner autrefois. Au pied du pont, l’eau est boueuse. Les pluies des dernières semaines ont gonflé la rivière. Mon projet de descendre en canoë les gorges de l’Aveyron tombe à l’eau.
Joël m’emmène à Bruniquel où passent les sentiers de randonnée. Une place dans mon canoë lorsque la décrue aura commencé ? On verra. Il ne sait pas nager.
Squelettes et grottes à Bruniquel
Dans la chaleur de cette fin d’après-midi, à l’ombre des rues étroites et pavées du village, il n’y a qu’un homme qui pioche, au détour d’un virage. Jacky déblaye la terre au pied de sa superbe demeure. L’œuvre de sa vie. Trente cinq ans de travail pour faire de ce tas de cailloux un musée rivalisant avec la maison Payrol qui lui fait face et désormais classé monument historique.
Pas le bâtiment, non, même si le résultat est plus vrai que nature, mais les collections de tableaux, chandeliers, vitraux qu’il renferme. Deux squelettes habitent même les sous-sols de l’édifice. Le premier, Grégoire, a rencontré Jacky dans une autre vie. Il aurait un trésor à lui livrer. Le second ne parle pas, lui. Les médiums n’en tirent rien. Pas encore.
À Bruniquel, on fait parler les squelettes comme on fait parler les pierres. Il y a deux jours à peine, la grotte du village a fait la une des journaux. L’étrange structure circulaire composée de quatre cents morceaux de stalagmites et découverte 25 ans plus tôt a été datée à 176 500 ans ! C’est la plus vieille grotte habitée au monde, réhabilitant au passage l’homme de Néandertal qu’on croyait plus bas de plafond. Une petite révolution pour les paléontologues.
Seul contre tous
L’émoi suscité par la nouvelle au village amuse beaucoup Jacky. La voix posée, le ton bonhomme, il m’explique à quel point tous les habitants sont incultes, bons à rien, débiles, ignorants. Ça devient franchement drôle, cet enthousiasme à dénigrer l’ensemble du village sans aucune distinction.
L’intercommunalité déboulonnera cette mafia d’incapables. Pour l’heure, il poursuit l’édification de la maison Poussou, charie les pierres, tamise le sol, promeut ses collections, suit son chemin. Seul contre tous. En dehors de son œuvre, rien.
Je redescends par les ruelles tortueuses jusqu’au champs où j’ai planté la tente. C’est l’ancien lit de l’Aveyron et les grenouilles s’égosillent dés le coucher du soleil. Sur son éperon rocheux, le château – celui du vieux fusil – se dessine dans la lumière des spots. Il semble défier le ciel.
Orages sur Penne
La chaleur qui monte dans la tente me réveille. Il va falloir changer d’horaire. Dans les vergers, les jeunes du village qui défrichent les parcelles envahies par les arbres et les mauvaises herbes transpirent à grosses gouttes. Travaux d’intérêt général. Plus haut, quelques terrasses cultivées produisent déjà des légumes à la disposition de tous.
Le temps est hésitant. Je me lance malgré l’avis d’orage de grêle. Le chemin caillouteux longé de murs de pierres sèches entaille la forêt de buis moussus. Sous un ciel sans relief, l’air se rafraîchit. L’orage qui sourde depuis un moment finit par éclater. Depuis le causse, la forteresse de Penne se dilue derrière un rideau pâle. Le sentier n’est plus qu’un ruisseau mais j’ai eu le temps de mettre mes affaires à l’abri et de sortir ma veste. Je suis presque content de braver la pluie. Cette chaleur écrasante va enfin cesser !
J’étale mon sac de couchage dans une remorque spacieuse et confortable à l’abri d’un hangar à tracteurs. Dehors la pluie crépite, le tonnerre gronde, les éclairs illuminent comme en plein jour le château de Penne qui disparaît comme un fantôme dans la nuit.
Mirabilia, le musée des merveilles
Il pleut toujours le lendemain, tandis que j’explique sur un coin de comptoir, autour d’un café, mon voyage à Alain. Le projet l’enthousiasme
« Il faut absolument que tu rencontres quelqu’un ! »
Un coup de téléphone et Pierre est là. Mémoire vivante de Penne, Il connaît l’histoire, la petite et la grande.
« Ne soyez pas plus sage qu’il ne faut…
parce que le fantasme est le mirroir de l’homme. »
Gravée sur une poutre de sa galerie des merveilles, Mirabilia, cette pensée pourrait bien résumer Pierre Malrieu, le fou (autoproclamé) du village.
Des années durant, l’homme a peigné ses cheveux ébouriffés d’éternel étudiant au seul vent du rocher, là où se dressent les ruines du château, cherchant parmi les pierres les vestiges du passé. Mirabilia rassemble ses collections, trois étages d’objets balayant 3000 ans d’histoire locale. Vénus paléolithiques, bronzes romains, monnaies gauloises, broches carolingiennes, pierres taillées médiévales, cahiers d’écoliers XIXème, sculptures XXème… Les pièces sont aussi hétéroclites qu’esthétiques.
Le château, lui, deviendra un disneyland du moyen-âge. Il a définitivement tourné le dos aux histoires locales pour d’autres récits historiques dont Pierre corrige en soupirant les erreurs et les approximations.
Grandes et petites histoires
La visite se prolonge chez Alain autour d’un apéritif qui tourne au festin. Les bouteilles de Lambrusco côtoient le foie gras, les amuse-gueule laissent place aux plats de viande… Pierre nous régale des anecdotes qui ont marqué l’histoire du village.
Celle du terrible, socialiste avant l’heure, marginal battant la campagne une lampe à la main pour, disait-il, éclairer la justice ; celle de cet anarchiste espagnol qui sauva le villagependant la seconde guerre mondiale en battant aux échecs le commandant des Waffen SS. Celle de Jacques Michel Daure, romantique exacerbé et amoureux déçu qui trouva à Penne, au terme d’un long voyage, l’objet de sa quête : un lieu pour se suicider.
Alain ressort du vin, ressert les verres, intervient de son élocution hésitante… Un AVC l’a privé de la parole six mois durant. Des cinq langues qu’il parlait, il ne lui reste qu’un français qu’il reconquiert peu à peu.
« Ça a été la chance de ma vie. Il ne me restait plus que les sensations ».
Pour cet ancien directeur des ressources humaines, formateur de chefs d’entreprise qui a connu le stress et la vacuité des grandes firmes, une autre vie a débuté. Désormais, il n’hésite plus à sortir le service chinois et l’argenterie. Il a décidé que chaque moment de la vie était un moment à célébrer.
Suivre sa petite voix
« Et toi, s’il n’y en avait qu’une, quelle serait la conclusion à tirer de ton voyage ? »
Moi qui ai quitté Paris faute d’y trouver ma place, je suis parti voir comment d’autres, ailleurs, ont trouvé la leur, chacun à leur manière, hors des sentiers battus.
Leur point commun, à tous : avoir suivi leur petite voix intérieure, être allés au bout de leurs envies, être restés en accord avec eux mêmes. Tous ces parcours croisés sur la route, aussi différents soient-ils, me donnent confiance.
Quand l’enthousiasme et l’envie sont aux commandes, les chapitres se succèdent, pas toujours triomphants, mais toujours animés de la même envie. Il en va de la vie comme des voyages : atteindre la destination compte moins qu’apprécier le chemin qui y mène.
Et parallèlement, et de manière surprenante, c’est aussi en se mettant simplement en marche, en épousant la pente qui semble la plus naturelle qu’on arrive miraculeusement là où l’on souhaitait aller, sans même le savoir !
Ma conclusion est un peu mystique.
Orage sur le Causse
Quant à la météo, c’est l’apocalypse. Je pars entre deux averses. Elles se succèdent. L’air est frais. Les mouches qui me pourchassent en forêt signent leur grand retour. Des tâches de boue rouges éclaboussent mes chaussettes. L’aveyron, gros des averses et des orages, court comme un fou sous les piles du pont métallique.
Un dernier causse à escalader avant d’arriver à destination. La roche toute en infractuosités et en arêtes saillantes rend la progression difficile. Sisyphe poussait son rocher, je tire mon fardeau en serrant les dents.
Au sommet, le ciel s’écroule. La pluie qui reprend se transforme en orage. Tonnerre. Eclairs. Je suis le torrent qui dévale le sentier, pilote mon Carrix comme un vélo de descente. Saint-Antonin-Noble Val disparaît sous la pluie. Au gîte où je fais sécher mes affaires, la patronne anglaise s’appelle Storm !!
Les rescapés de l’Aveyron
Autour d’une tasse de thé fumant, elle me raconte les déboires de ses quatre pensionnaires anglais passés la semaine dernière. Venus pagayer sur l’Aveyron, leur aventure s’est terminée en eau de boudin. Canoës retournés, attaque cardiaque, perte de conscience, contusions et griffures… Tous extrêmement choqués.
Cette descente en canoë n’était pas une bonne idée… Et ce chemin par la montagne, un premier aperçu des causses qui m’attendent en Aveyron et en Lozère. L’été sera chaud !
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Toujours un bonheur de te lire ! Je ne connais pas l’Aveyron, je mets ça dans un coin de ma tête !
Merci Lili 😀 En fait, c’est un peu trompeur car les gorges de l’Aveyron se trouvent… Dans le Tarn-et-Garonne ! De même que les gorges du Tarn se trouvent en Lozère 😉
En tout cas, oui, c’est un endroit qui vaut le détour !
Comme toujours j’adore ! Bruniquel, j’y ai fait un stage de tissage avec LA tisserande du village, un vrai plaisir !
La nature et les vieilles pierres du sud de la France: notre trésor !
Merci Matt!
Hello Marie-Claude ! Ah ? Je ne savais pas qu’il y avait ce genre de choses à Bruniquel. Mais je ne suis pas étonné 😉
Oui tu as raison ! Nature + vieilles pierres = amour éternel. On passerait bien plus de temps dans ce village où le temps semble s’écouler différemment et où les gens méritent qu’on s’y attarde.
Merci une nouvelle fois pour cette belle tranche de vie qui se déroule tout près de chez moi et dont je retrouve avec plaisir les belles images de ces beaux villages 🙂 Quel dommage que je n’ai pas su quand vous passiez si près car j’aurais eu énormément de plaisir à vous rencontrer et à échanger 🙂 Belle route à vous et continuez à nous enchanter de vos récits qui nous font voyager 🙂
Merci Catherine 🙂 Oui c’est dommage ! Je n’arrive pas à publier au fur et à mesure que le voyage se fait… Il y a un décalage de plusieurs semaines entre les lieux où je me trouve et ceux dont je parle. Ravi en tout cas que les tranches de vie vous parlent. La route continue, toujours aussi belle 😀
Je découvre ton blog avec ce bel article et je me régale. Ce ton romanesque, ces histoires, cet orage effrayant, ces arbres couverts de mousse, ces ruines sur les éperons rocheux, ces personnages hauts en couleur, et la bande sonore… Un régal. Je reviendrai ici !
Coucou Alexandra ! Comme on se retrouve 🙂
Merci pour ton gentil mot et merci d’être passée par là !
Tu repasses quand tu veux… Je termine mes carnets et je passe au podcast 😉
La plume acérée de Mathieu m’enchante 😉
Haha 😀 Merci Lou !
[…] Mathieu, du blog Les Voyages de Mat, Bruniquel, […]
Bonjour,
rafaële (carlier ma fille ) vient de m’envoyer le lien vers votre blog. J’arrive de lAveyron et des gorges du Tarn superbes. Bravo pour votre persėvérence dans la pluie et les orages. Je vais lire toutes vos étapes.
Si vous voulez visiter la région de Chambéry, je pourrai vous accueillir pour le gite et le couvert et des adresses sympas.
Françoise Declippeleir
Bonjour Françoise 🙂
Merci pour votre passage par ici et pour l’invitation ! Je serai ravi de venir vous rendre visite. Quand, telle est la question… Si vous souhaitez lire toutes les étapes, je me permets de vous indiquer l’existence du livre que j’ai publié à l’issue de ce voyage. Vous y trouverez, en plus du récit du voyage, le portrait d’une trentaine d’habitants, tous impliqués à différents titres dans la vie du lieu qu’ils habitent.
Au plaisir de vous rencontrer dans vos belles montagnes !
Mathieu
Bonjour,
Avec pas mal de retard par rapport à l’ouverture de ce carnet, je te remercie Mat parce que tu as été un de ceux qui m’ont fait découvrir, non pas cette région puisque j’habite à 50kms (Montauban), mais un certain Pierre Malrieu…
En fait, retraité amateur de photos et vidéos, je réalisais un petit montage audiovisuel sur la rivière Aveyron, depuis sa source jusqu’à sa confluence, et la « découverte » de Pierre a été comme un déclic…
Je suis donc parti à la rencontre du personnage, nous avons très vite sympathisé et je lui ai proposé de raconter l’histoire de Daure dans mon montage, qui du coup a pris une autre tournure…
Mais assez de bavardages, je vous laisse découvrir Mirabilia Mémoires d’Aveyron
https://youtu.be/7hFyrahu4KY
Jean-Charles ! Comme je suis content d’avoir suscité cette rencontre et de retrouver Pierre Malrieu et son art de raconter les histoires ! Merci pour cette vidéo et bravo pour les belles images ! Amitiés. Mathieu