Le tourisme carcéral, je n’aurais pas osé. Mais à Clairvaux, il s’agissait moins d’une visite que d’une rencontre. Celle d’un lieu unique, Clairvaux, abbaye et prison ; celle d’un homme passionné, Jean François Leroux.
Les murs sont vertigineux et les couloirs interminablement vides, le cliquetis des serrures précède le claquement lourd des portes… Après des mois de liberté sur la route, j’ai l’estomac noué et la gorge serrée face à tous ces moyens déployés pour enfermer des hommes.
On s’assoit en silence dans le cloître qui servait de cour à la prison. Le demi-hectare est enchassé entre 4 murs austères, réhaussé de grilles rouillées et orné de mauvaises herbes.
« Très belle architecture classique, hein ? C’est un bâtiment très impressionnant. Vous qui parliez de silence tout à l’heure…
Il siffle… Le son s’envole comme un avion en papier, reste suspendu quelques secondes… Le silence retombe sur toute la cour.
… Ici on est hors du monde. C’est un lieu… Clairvaux… C’est un drôle de lieu, hein ? Parce que tout ça, c’est derrière des murs… C’est un mystère, ce qu’il y a derrière ces murs. Quand les visiteurs ne ressortent pas indemmes de Clairvaux, nous, on a gagné. »
Clairvaux, abbaye et prison
Jean François Leroux a consacré 50 ans de sa vie à tirer Clairvaux de l’oubli. Semaines à Paris, week-ends à Bar-Sur-Aube. Grandir à côté de la plus grande abbaye cistercienne de France et d’Europe, qui fut aussi la plus grande prison de France et d’Europe, quand on est historien, ça ne laisse pas indifférent. L’homme se passionne pour l’architecture des villes et l’esthétique cistercienne – entre autre.
« Le cadre de vie des hommes, c’est fondamental. On ne devrait jamais se lasser de faire mieux. Celui qui fabrique la chaussure la fabrique bien et celui qui fabrique l’immeuble le fabrique bien. Parce que si la chaussure est mal fabriquée, il aura mal au pied. Et si l’immeuble est mal fabriqué, il aura mal à la vie. C’est un vrai problème, un grand sujet, et c’est aussi ignoré que l’histoire des cisterciens. Finalement je me suis battu toute ma vie sur des sujets qui n’étaient pas grand public. »
A quoi ressemble la ville d’un maire viscéralement préoccupé par le vivre-ensemble et l’harmonie entre les hommes et qui a oeuvré à sa transformation ? Je retourne à Bar-sur-Aube.
Promenade à Bar-sur-Aube
Dans le bus, la conductrice a un avis tranché sur son département.
« L’Aube ? Un département d’arriérés ! Il n’y a pas si longtemps, quand je venais voir mes cousines, on se serait cru encore sous Napoléon. L’Yonne, quand même, c’est autre chose. »
Chez les autres et chez soi… Pourquoi dénigrer le monde au delà de ses propres frontières ?
Dans le centre ville, je suis les petites mains qui tracent au sol « l’itinéraire de la paume ». Des rues sinueuses se faufilent entre des maisons à colombage fatiguées mais debout. Au détour d’un virage, les pierres de taille d’un hôtel particulier font resurgir le passé prospère des grandes foires de Champagne.
A la terrasse du Saint-Pierre où j”enfile mon repas de midi – gougère, religieuse au café – face à la cathédrale du XIIème siècle, je confie mon amitié pour cette petite ville et son centre intimiste. Mes voisins en sont tout étonnés.
« Vraiment ? Pourtant on ne trouve pas de travail… Il n’y a rien à faire ici. »
La patronne enfonce le clou : des trente et un bars qui peuplaient la ville il y a dix ans, sept seulement subsistent. Alors quoi ? Dans un pays de vignoble, chacun boirait dans son coin ?
Chez les vignerons
Les sentiers escaladent entre les vignes. Le pinot noir de la côte des Bars donne au champagne de l’Aube sa rondeur et au vigneron son sourire. Je teste régulièrement sa maturité en grapillant par ci par là quelques raisins. Aux gargouillement de mon intestin, je sais que le temps de la vendange n’est pas encore venu.
Là où je passe, les villages confinés entre les coteaux sont déserts. Ceux qui ne sont pas dans les vignes quittent le pays. Ceux qui reviennent n’y trouvent plus la chaleur qu’ils connaissaient. Le village des Riceys, avec ses 866 hectares de vignes, est le plus grand terroir de champagne. Dans les rues, personne. Tout le monde roule en voiture et va faire ses courses à Troyes « parce qu’on ne trouve rien ici ».
Je croise quelques âmes au bar du coin, lui aussi un rescapé, à en croire les habitués. Partout les bistrots mettent la clé sous la porte. Je commence à songer que même au pays du raisin, les piliers de comptoir sont une espèce en voie de disparition. Les clients ont des airs de reliques. Les “fois qu’on s’est tellement bourré la gueule” sentent le passé. Je fais de l’urbex parmi les vivants.
La convivialité d’un repas de chasse
Alors que les derniers arpents de vignes sont derrière moi, un attroupement de voitures garées en plein champ, au milieu de nulle part, pique ma curiosité. La chaleur est écrasante, le prétexte d’une pause est tout trouvé.
Une bonne centaine de convives fait ripaille sous la tonnelle. Le village d’Etourvy tient son repas de chasse annuel. Deux sangliers rôtis, quelques étrangers tombés sous le charme de ce village gaulois et, donc, une floppée de bons et de mauvais chasseurs. Pendant que le maître sonneur arrache à son cor quelques airs pétaradants, Jeannie – l’ancien – fait le tour des tables avec sa traditionnelle « confiture de vieux garçon ». Les fruits de saison macérés dans l’alcool finissent de rougir les joues des convives.
La France épicurienne n’a pas vidé son dernier verre.