Chez les Bassaris, la moisson est une fête. Danse des masques, veillées et hydromel… Immersion joyeuse et mystique parmi ce peuple de la forêt qui compte les traditions les mieux conservées du Sénégal.
“Je suis le gardien du feu et je meurs de froid”
Le regard perdu dans la lumière de la lampe à pétrole, Bahlingo se lamente. Attentifs aux paroles de notre hôte qui nous fait partager depuis plusieurs jours la culture bassari, nous meublons les silences en faisant craquer sous nos doigts des cosses d’arachides. Les ombres de nos gros fauteuils en raphia dansent au milieu du campement.
Le pays bassari
N’entre pas qui veut sur cette terre isolée du reste du monde par quatre-vingt deux kilomètres – deux de goudron, le reste d’une piste de terre rouge noyée sous les flaques et ravinée par la saison des pluies. De part et d’autre, une forêt épaisse infestée de mouches tsé-tsé à la piqûre douloureuse nous enjoint de ne pas flâner.
Salemata doit son statut de chef lieu à son restaurant, son marché hebdomadaire et ses trois épiceries. Reste à gravir encore deux collines sur un sentier qui serpente entre les bosquets, les champs de mil et les quelques huttes éparses masquées par la végétation. Au terme de ces sept kilomètres de préparation mentale se dessine enfin, entre épis et herbes folles, le petit village bassari d’Ethiolo.
C’est le temps des moissons. Chaque soir, une fête est donnée pour remercier les travailleurs venus participer à la corvée. Ce soir justement, Bahlingo a acheté du vin de palme, le fameux 4×5 (vin). Une fois offert, nous n’en verrons plus la couleur. Au seuil de la fête, nous marquons une pause. Le bidon circule de bouche en bouche et nous pénétrons dans l’enceinte du campement.
La danse des masques
Autour du terre plein central, tout le monde est assis. Tournée générale de poignées de main accompagnées du rituel “Bonsoir-vous allez bien-ça va bien-merci”. Nous nous asseyons sur les troncs d’arbres disposés à cet effet. La lune et les éclairs illuminent la scène en clair-obscur.
Des femmes se tenant par la main dansent en ronde. Elles chantonnent doucement pour accompagner leur balancement léger. Deux hommes, parés d’un pagne et d’un plastron de plantes buissonneuses, tournent autour des danseuses en martelant la terre de leurs pieds nus. D’un bras, ils tiennent le bâton orné de sonnailles qui résonnent lorsqu’ils frappent le sol, de l’autre, ils portent à hauteur des yeux un épais rideau de crins noirs qui dissimule leur visage. Ce sont les masques. Ils semblent s’être échappés du fond des âges. Fasciné par ces mouvements qui se répètent selon une logique propre, je me laisse porter par ces chants scandés et lancinants qui s’appellent et se répondent.
La valse des calebasses
Le reste de l’assistance, lui, a beaucoup mieux à faire : boire ! Pour récompenser ses ouvriers, le maître de maison a préparé l’hydromel, l’alcool de miel. Chaque invité reçoit sa part, servie dans une calebasse plus ou moins pleine suivant l’importance et l’estime que l’hôte lui porte. Le récipient circule de mains en mains et, une fois vide, repoussé d’un coup de pied négligeant. “Augmente!” équivalent bassari du français “la même chose !”
L’alcool délie les langues, vient le temps de la parole. Un long discours en l’honneur des travailleurs du jour ; en retour, d’autres non moins longs remerciements pour la générosité sans limite de l’hôte. Ne jamais négliger les échanges de politesse en Afrique…
Suivent les sujets plus polémiques, voire conflictuels, soumis à l’avis du groupe. A l’ordre du jour : “Pourquoi-les-hommes-ont-ils-été-les-premiers-à-recevoir‑l’hydromel-alors-que-ce-sont-surtout-les-femmes-qui-ont-peiné-toute-la-journée-dans-les-champs ?” Chacun argumente, le plus vieux synthétise et l’on shoote de plus belle dans les calebasses qui n’en finissent pas de se remplir et de se vider jusqu’au bout de la nuit.
Des moissons au goût de vendanges
Au réveil, la forêt résonne déjà de chants et de cris hauts-perchés. Les ouvriers ivres se rendent par petits groupes à la corvée du jour, acheminant par la même occasion la boisson qui sera consommée sur place : hydromel, hydrosucre, bière de mil, vin de palme…
Il fait chaud, la marche est longue et les seaux lourds. Les “pauses” ne manquent pas, stimulant l’ardeur des bras, des jambes et des voix. Quelques gorgées de potion magique et l’on repart plus cigale que fourmi au son du flûtiau, chantant et dansant au milieu des bois, des champs et des rivières. Même ambiance au marché de Coté, ou plutôt à côté de Coté pour reprendre l’expression consacrée des Bassaris qui ne perdent jamais une occasion de rigoler.
En pleine forêt, à la croisée des chemins, quelques poulets, noix de cola, tomates et maïs grillés étalés à même le sol justifient l’heure de marche. Vraiment ? Ce serait passer sous silence le “casino” : des sièges en bois, quelques pierres, trois gobelets et de l’hydromel à foison. A Ethiolo, tout est prétexte à une bonne rigolade ou à une bonne cuite, jusqu’au nom du chef de village, Tchin Tchin, qui sonne comme une invitation à trinquer.
“Je suis le gardien du feu et je meurs de froid”
“J’ai tout fait pour ce village. Grâce à mes relations, nous avons construit une école, un poste de santé, distribué plusieurs boeufs par quartier. Nous avons mis sur pied un magasin de souvenirs géré collectivement, formé une équipe de foot, foré un puit. Tout ça, c’est à moi qu’ils le doivent. Et qu’est-ce que je récolte ? Rancoeur, jalousie, ingratitude. Les gens d’ici sont envieux et égoïstes”
Rancoeur, jalousie, ingratitude ? Les idées noires de ce Hobbes bassari mettent à mal mon idéal rouseau-iste du bon sauvage. L’individualisme ne serait donc pas l’apanage du monde occidental ? Ici aussi, au coeur de la brousse, l’homme est un loup pour l’homme ?
“Je suis le gardien du feu et je meurs de froid.”
Et moi “j’étais aveugle et maintenant je vois !”